Jessica Harnois, passionnée du vin à 100 mille à l’heure
Elle a la voix tranchante comme un sauvignon blanc, la fougue d’un zinfandel, l’élégance d’un Pauillac et une détermination égale à la structure d’un cabernet sauvignon. Après avoir eu la frayeur de sa vie à cause de deux tumeurs qui ne donnaient pas cher de son foie, Jessica Harnois a doublé sa cadence de vie pour la vivre au jour, le jour. Un pari qu’elle a décidé de prendre pour sa fille et pour les enfants d’ailleurs qui, eux, n’ont pas eu sa chance. Entrevue d’une sommelière vedette, en roues libres…
(podcast inclus plus bas)
Par Frédéric Arnould (lefred@toutsurlevin.ca)
On la connaît pour ses apparitions à la télévision et sur le web, pour ses livres et pour ses présentations ludiques afin de démythifier le vin. Jessica Harnois occupe beaucoup de place dans le paysage du vin au Québec. Une place qu’elle s’est bâtie petit à petit pour arriver aujourd’hui à la tête d’une vaste entreprise plutôt diversifiée. Dans son restaurant préféré de Montréal, l’Express, elle commande une bouteille de Montagne St-Émilion, une appellation de Bordeaux un peu plus féminine sur la rive droite, là où le merlot règne en maître. Elle aime le 2010, moins riche en fruits que le superbe 2009. « Un peu plus guidoune, un peu plus de soleil. Un vin plus classique. Il est buvable maintenant, pas besoin d’attendre, il n’est pas trop fermé, comme certains Bordeaux, donc ce n’est pas comme un ado avec de l’acné ! « . Le ton est donné, pas de grandes enjambées, on parle et on boit « vrai », sans fioritures…
Entre sommelière, femme d’affaires, étudiante au MBA, chef d’équipe, quelle est la casquette qu’elle garderait en permanence ? Elle répond tout de go : « Maman ! Moi, mon rôle de mère c’est ce que je favorise le plus, c’est juste ça qui reste. Tu peux être une star d’Hollywood, tu vas t’éteindre un jour, de toute façon who cares ? Y’a juste tes enfants qui ont vraiment de l’importance. » Jessica Harnois, c’est un feu roulant qui dévore la vie, comme elle dévorera d’ailleurs son onglet de boeuf qui accompagne son Montagne St-Émilion. « Je suis sûrement TDAH, je décuple ma vie, je priorise, je suis dans le moment présent, je pense que la clé du succès, c’est d’avoir une vision large pour être en mesure de pouvoir bouger tes morceaux quand tu as une opportunité parce qu’il y en a trop qui restent fixes à leur calendrier, qui manquent des occasions et qui s’éteingnent parce qu’ils sont malheureux. Ils n’ont pas de temps pour eux, ils se mettent esclaves au détriment des autres, moi je ne serai jamais esclave dans ma vie. J’ai des ailes, tant que je vole, ça va bien aller. »
Du vin dès 7 ans
Originaire de Granby, d’un père professeur et historien et d’une maman qui avait un commerce mettant en valeur les créateurs québécois, elle a bien vite côtoyer les paillettes. « Le week-end, c’était les acteurs, je me souviens de Normand Brathwaite, Suzanne Lapointe qui défilaient, c’était un peu les mannequins. Y’avait aussi Gaston L’Heureux et Benoit Marleau qui faisaient l’émission « Vins et Fromages » à l’époque. » Et c’est là que Jessica Harnois va entrer dans le monde du vin à 7 ans ! Son premier vin bu ? « Ah c’est « dégueu », le premier qui me vient à l’esprit, c’était du Cinzano. Je me disais beurk, un vin fortifié avec des glaçons, pourquoi masquer le vin ? » Elle a vite viré vers les bourgognes sous l’égide des L’Heureux et Marleau. Son premier verre de champagne, elle en a bu, à grandes lampées à 8 ans. « Comme du Seven-up dira-t-elle, mais j’ai eu l’effet de l’alcool et je n’ai pas aimé ça ». De 7 à 14 ans, le duo lui présentait des « line-ups » de vins à déguster (en fait, surtout à humer). « Je venais d’une famille très modeste, donc j’avais un côté très rural. Et le week-end, c’était le jet set, le glamour ! » Mais, s’amuser et découvrir le vin si jeune (parce qu’elle avait avant tout un nez) , c’est bien beau, mais papa Harnois veut qu’elle mise sur l’éducation. Sa jeune passion pour le vin sera-t-elle compatible avec les préceptes paternels ? « Il m’a dit, si tu es sérieuse, faut que tu fasses un bac minimalement, tu peux être oenologue à Bordeaux ! Il avait tous les dépliants de l’Université de Bordeaux pour faire du vin. » Manque de bol pour le paternel, cela ne l’intéressait pas trop. « Moi, je veux finir ma vie à Bordeaux, je le sais. Je ne veux pas être concentrée là, je veux voir le monde » lui répondit-elle. Mais papa prof revint à la charge, en lui proposant de devenir un « nez » à Grasse, la Mecque du parfum. « J’ai été chez Jean Coutu, je me suis aspergée de parfum, j’ai eu mal au coeur pendant trois jours. » Sommelière alors ? Pas vraiment, à l’époque c’était un DEP (insuffisant selon monsieur Harnois !) Finalement, elle jeta son dévolu sur un bacc en communications. Et de soir, elle a suivi ses cours en sommellerie à l’école hôtelière de Laval. La suite, on la connaît…
Y’a une différence entre belle, et élégante avec la force de frappe. Moi, ça m’a nui. Moi, j’étais obligée de me déguiser presqu’en homme parce qu’on me disait, oh elle n’est pas laide, donc elle « monte » vite. On m’a maltraitée beaucoup pour mon look…
Pas féministe, mais…
Puisqu’on parle beaucoup de féminisme ces jours-ci au Québec, la question se pose. Est-ce important pour celle qui a fondé l’agence de sommelière Vins au féminin de s’affirmer comme femme dans le monde de la sommellerie ? « Je vais répondre par non, on ne voit vraiment pas la différence entre femmes au Québec. Par contre, pour avoir été acheteuse à 27 ans pour la SAQ, parmi les plus gros acheteurs du monde de vins à 40$ allant jusqu’à 20 mille dollars, oui, il y avait du sexisme. Mais, c’était tout à mon avantage car il me sous-estimait beaucoup et je les faisais boire, donc j’avais le gros bout du bâton d’une certaine façon. » Elle a fondé « Vins au féminin » après avoir présidé l’Association des sommeliers professionnels du Canada. Lors d’un séjour au Japon pour le mondial de la sommellerie où elle accompagne Véronique Rivest, elle constate que sur le nombre de dirigeants d’associations, elle ne dénombre que 3 femmes sur 54 présidents. Vins au féminin est alors né et rassemble aujourd’hui plusieurs sommelières telles que Véronique Rivest, Nadia Fournier, Karyne Duplessis-Piché. « On a chacun nos créneaux, on travaille en équipe, on ne se cannibalise pas, on a absolument quelque chose qui n’existe pas dans le monde. » Conférences, animations et activités de fondation, cours privés sur le vin, tout y passe pour cette quinzaine de femmes.
« Pitounisation » de la sommellerie ?
Mais, me hasardais-je à lui demander : « Quand on voit ces jolies femmes, habillées plutôt sexy, est-ce qu’on assiste pas à une certaine « pitounisation » de la sommellerie ? La réponse fuse : « Quand il y avait des grandes vedettes qui venaient à Montréal, elles n’allaient pas au Toqué (le restaurant montréalais de Normand Laprise), elles allaient au Buena Notte ou au Globe. Et quand je suis allée travailler à Sydney chez Tetsuya’s, j’ai rencontré les Rolling Stones, Pearl Jam, je ne fais pas de name-dropping (si, si…) c’était là que ça se passait. Je suis donc allée au Globe comme sommelière-gérante avant de devenir acheteuse à la SAQ. Ces groupes cherchaient la beauté. Y’a une différence entre belle, et élégante avec la force de frappe. Moi, ça m’a nui. Moi, j’étais obligée de me déguiser presque en homme parce qu’on me disait, oh elle n’est pas laide, donc elle « monte » vite. On m’a maltraitée beaucoup pour mon look…Aujourd,hui, je suis fière de montrer ça, c’est un « adon » que les filles de Vins au féminin sont absolument magnifiques. Je veux pousser la féminité parce que c’est beau une femme, les hommes on est contentes quand vous êtes beaux. De prendre soin de soi, c’est une fierté. Tu ne verras pas un homme d’affaires avec une apparence négligée, cela n’arrivera pas. Eh bien c’est la même chose pour les femmes, soyons fières, soyons belles et c’est pas parce que tu es belle que tu es une pitoune qui ne connaît rien. »
Tout quitter après avoir frôlé la mort
Pour ceux qui la connaissaient, cette espèce d’urgence de vivre ses rêves et d’avancer dans la vie n’est pas une surprise. « Il y a quelques années, j’ai eu des ennuis de santé et j’ai tout quitté, la SAQ, mon mari…Je pensais que j’allais mourir dans un avenir très rapproché, j’ai eu deux tumeurs sur le foie. » Elle fait le calcul, il n’aurait pu lui rester que trois mois. « Cela a changé ma vie, aussi le fait que je ne pourrais plus avoir d’enfants. Je me suis dit, parfait, why not, fais ce que tu veux et moi j’avais une idée en tête, faire mon MBA. J’avais 25 ans, puis on m’a dit reviens dans 10 ans. » Et 10 ans plus tard, plus vivante que jamais, elle a commencé son MBA…Histoire de sortir de son champ d’expertise et de sa zone de confort. « Je dois travailler deux fois plus fort parce que j’ai de la misère avec les chiffres, j’ai un forme de dyscalculie. »
Une « gambleuse » de vie ?
Le fait d’avoir frôlé la mort a accéléré ce qu’elle était déjà. Une fille qui veut vivre à cent mille à l’heure. « Grâce aux amis et à mes formidables parents, je savoure la vie et c’est ce qui me « drive » au vin. Tous ceux que je rencontre sont des passionnés de vie, au-delà du vin. Si cela ne m’était pas arrivée, j’aurais été pareille. Mais je pense que cela a précipité certaines choses. J’ai eu à gambler ma vie. » Au sein de son « empire » couleur vin, son nouveau cheval de bataille d’affaires, c’est un jeu appelé « Dégustation Vegas ». Et là encore, sa « presque fréquentation » avec la Grande Faucheuse l’a motivée. « Quand j’ai eu ces soucis de santé, je vendais des vins à 20 mille dollars, je me suis rendu compte que l’argent n’achetait pas les connaissances et j’ai voulu démocratiser le vin dans un premier temps, de rendre ça ludique. » Voulant redonner à son prochain pour les succès (dans sa santé et ses affaires) qu’elle a connus, elle s’est demandé ce qu’elle pourrait faire pour rendre les soirées philantropiques plus amusantes pour amasser des fonds pour toutes sortes de causes « Vegas, c’est cool ça initie les gens non initiés à quelque chose d’élitiste, donc j’ai créé ce jeu. Comme le Ricardo du vin, en toute humilité, parce que j’adore Ricardo. Donc en 5 étapes…tout le monde va apprendre, échanger et rire. Tu contrôles ton égo, ton débit de boisson. C’est du gambling, donc c’est engageant, le fait de gambler est sain. L’argent amassé va à des fondations. Si vous jouez chez vous, ça renouvele vos partys de Noël. » À surveiller dès cet été, l’application Vegas sera disponible et elle sera gratuite.
Sommelier, c’est quoi ?
« Quand je travaillais à Chicago, certains clients qui payaient 500 $ la bouteille ne voulaient pas que je les serve si je n’avais pas mon épinglette (de sommelière certifiée). Je trouvais ça tout à fait correct, je voudrais pas qu’un médecin s’occupe de moi s’il n’avait pas son diplôme. Tu n’es pas sommelier parce que tu sors de l’école et que tu as été bon en théorie. Tu es sommelier quand tu as un nez, du coeur et de la psychologie et que tu fais tes classes. Faut que tu voyages dans les vignobles et que tu sois humble, c’est pas nous qui faisons le vin. Qui sommes-nous pour dire ce qui est bon… »
Et de renchérir : « Par contre, on déguste pour vous, donc on est capable de vous faire vivre une expérience hors du commun, c’est ça la job du sommelier, c’est de la magie. Ceux qui s’improvisent, qui se la pètent et qui partent dans tous les sens, c’est comme dans n’importe quel métier, ça se voit. »
Une progéniture sommelière ?
Elle, qui a dégusté dès 7 ans prépare-t-elle déjà sa fillette pour la suite des choses ? « Ma fille déguste tellement mieux que moi. C’est fou, elle est née avec un nez et une légèreté. Elle déguste tellement bien, elle ne boit pas, elle n’aime pas le vin. Mais quand elle était très jeune et que je dégustais et que j’avais de la misère, moi c’est le facial que j’analysais. Faites-le à la maison, vous trempez le doigt dans le verre, la première fois c’est vraiment pas bon, c’est l’alcool . La deuxième, si tes sourcils restent à la bonne place, que tu ne grimaces pas, c’est que tout est équilibré dans le style de vin que tu as. Je le faisais avec ma fille. Une fois je lui ai donné un Grand Meursault juste pour voir et elle fait « meunom, menoum, menoum », je me suis dit Oh my God, elle va me coûter cher! »
Mais elle ne la poussera pas à prendre le chemin de la sommellerie. « Parce qu’elle est bonne en math, elle retient de son père, elle est moins volubile. Pour être en sommellerie, il faut que tu sois capable de partager et d’en parler ! Peu importe ce qu’elle va faire, mais je me dis que la beauté de pouvoir léguer ça, de pousser le nez et le visuel, d’être proche de vos sens, c’est le plus beau des cadeaux. C’est une chose à à laquelle l’humain a accès et on ne l’utilise pas assez. »
Et après ?
Faut-il ajouter qu’après tous ses succès en affaires, elle a encore d’autres projets. Qui, ne nous voilons pas la face, se nourrit aussi de ce qu’elle a vécu. « Comme je ne peux plus avoir d’enfants maintenant, et c’était ma grande tristesse d’une certaine façon, je trouve qu’après un succès monétaire ou autres, il faut redonner. On emprunte la Terre à nos enfants en ce moment, qu’est-ce que tu vas faire toi pour rendre la Terre meilleure ? Pas pour toi, mais pour l’avenir ? Il faut juste avoir une vision toujours plus large, pas juste travailler comme une petite fourmi en pensant laisser ton nom…Faut se mettre en communauté ensemble. La future étape, je peux pas trop en parler mais je veux redonner. Une sacrée idée, un genre de Tinder, mais pour les enfants… Une enfant à Bogota est peut-être moins cher à faire vivre la semaine qu’en Russie ou en Europe…J’ai voulu adopter mais je trouvais triste d’enlever (un enfant) de son cadre. » Marraine d’un petit Coréen, elle veut donc aider les enfants d’ailleurs. Une sorte de Vision Mondiale des temps modernes… « Si je peux arriver un jour avec les reins assez solides financièrement pour pouvoir développer l’application, un genre de Tinder avec des photos. Ce serait genre tu t’engages pour payer jusqu’à ce que l’enfant (parrainé) aille à l’école, et à partir de 18 ans, tu pourras le rencontrer. C’est comme avoir des anges gardiens, comme des vrais parrains, marraines ! Ça, ce serait vraiment mon dada… »
La vie, je la vis au jour le jour. Comme la cigale et la fourmi. Je travaille comme si j’allais mourir tard, puis je planifie, mais je vis comme si j’allais mourir là, c’est ça l’équilibre pour moi.
Pas de Liberté 55 !
Celle qui veut voyager dans plus d.une centaine de pays, pense-t-ellle à s’arrêter de travailler bientôt ? « Mon but, c’est la liberté. Pourquoi tu penses que les archi-milliardaires continuent ? C’est pas l’argent qui les drive, c’est le « fame », c’est d’être quelqu’un, c’est de se battre contre quelqu’un qui est encore plus fort que toi, c’est interminable. Moi, je suis fier de ce que je suis, au niveau où je suis, je ne me compare pas aux autres, parce que je me compare avec moi. Mon père m’a toujours dit que j’étais belle. Pas la plus belle. La plus belle dans ma catégorie, parce que j’étais unique. Et quand tu comprends ça, ça t’enleve une pression, ça te donne l’assurance et la confiance en toi. Ça te permet de réaliser tes rêves. » Et donc, elle compte travailler toute sa vie. « Être esclave toute ta vie pour attendre ta liberté 55 et puis pogner une maladie ? « F… that », la vie, je la vis au jour le jour. Comme la cigale et la fourmi. Je travaille comme si j’allais mourir tard, puis je planifie, mais je vis comme si j’allais mourir là, c’est ça l’équilibre pour moi. »
Bref, pas de répit pour la sommelière… Son onglet réduit à l’état de miettes dans son assiette, Jessica Harnois quitte le restaurant. Non sans préciser : « Tout le monde me dit toujours, tu cours plein de lapins. Pas pantoute ! Je suis une maman, une femme, une femme d’affaires, that’s it ! Je suis un humain puis je m’amuse et là j’ai 100 pays à faire et je suis une passionnée de pyramides et d’éducation, qui sait, peut-être plus tard, un doctorat, on verra…Un doctorat sur quoi ? Sur l’inteligence supérieure et les pyramides… » J’ajouterais ceci au préambule vinicole de cet article, Jessica est aussi comme un bon cabernet franc ou un montepulciano d’Abruzzo, des vins de prime abord rustiques, mais qui dépassent les attentes et offrent de belles surprises quand on les laisse s’épanouir. Après, le reste appartient à l’Histoire…
Pour écouter le podcast, c’est ici…