Quand le roi du bar à vin a soif de réouverture
Cela faisait longtemps que je voulais piquer une jasette avec Alain Rochard pour parler de son parcours dans le milieu du vin depuis son arrivée au Québec il y a 30 ans. Je ne pensais pas que je le ferais en pleine pandémie et au moment où la situation ne s’arrange pas pour les bars à cause de leur fermeture indéfinie. Maudit virus ! Entrevue « coups de gueule » entre deux livraisons de vin…
Sortant de sa voiture noire un peu cabossée et arborant sa chevelure aux reflets blancs et blonds, il arrive pour me livrer deux caisses de vins achetées à son agence Planvin : du dolcetto du Piémont et du cabernet franc de la Loire. Avec la bouille de celui qui en a déjà vu de toutes sortes et sa gouaille légendaire, Alain Rochard est un sacré OBNI (organisme buvant non identifié) dans le paysage vinicole.
Propriétaire des bars le Rouge Gorge (un incontournable sur le plateau) et le Royal, mais aussi d’une agence d’importation de vins (PlanVin) et vigneron dans le Sud de la France avec ses vins du Loup Blanc, l’ami Alain l’annonce sans fard en pleine pandémie, le vin qu’il chérit tant est en train de devenir son talon d’Achille dans cette crise.
« Je peux pas être plus dans la merde, y’a pas un commerçant plus emmerdé que moi quasiment. Tant mieux pour ceux qui marchent, les épiceries, elles travaillent fort, les garages ont rouvert, les pépinières c’est le fun en faisant attention, mais nous il faudrait qu’il y ait des solutions. Moi, à 64 ans je vais me retrouver comment ? J’ai pensé à partir à la retraite l’année prochaine, là je suis pas sûr que je vais le faire. »
Bar à vin le Rouge Gorge
Les bars boudés par Québec
Ses bars sont fermés depuis le 15 mars. Plus de revenus et la poussière continue de s’accumuler sur ses zincs. Il y a bien sûr un petit coup de pouce avec quelques aides financières, mais le gouvernement du Québec lui refuse tout assistance contenue dans le PACTE (Programme d’action concertée temporaire pour les entreprises) pour la simple et bonne raison que les bars font partie des industries du vice, au même titre que les fabricants d’armes, producteurs de tabac, de drogues, de jeux de hasard et d’argent, et de toute autre activité qui serait de nature à porter atteinte à la moralité.
« 75 % du salaire payé par le fédéral, c’est bien, mais moi j’ai plus de salariés, ils sont tous au chômage. Que veux-tu que je fasse, je ne peux pas payer le reste du salaire de mes employés si j’ai zéro chiffre d’affaires. »
Passionné par son métier et le vin, il aimerait bien que la situation se régularise au moins petit à petit : « Si j’ai un peu de chiffre d’affaires et que j’ai des aides, bien sûr que dès qu’on va pouvoir ouvrir (et je ne sais pas quand), je vais réembaucher tout le monde, quitte à couper des heures un peu à tout le monde pour que tout le monde travaille. »
Pour tous les bars qui sont maintenant fermés, il y a évidemment les frais fixes qui continuent de devoir être payés et qui coûtent entre 8 000 et 20 000 dollars par mois (loyers, Hydro-Québec, cable et téléphonie, assurance et système d’alarme entre autres).
« Moi qui suis un ancien comptable-fiscaliste, il y a des solutions comme pourquoi pas nous donner crédits sur les taxes qu’on a à payer en fonction de frais fixes (faciles à calculer) comme c’est le cas en Allemagne ? » avance-t-il.
Alors que les restaurants ont pu malgré tout poursuivre leurs activités dans une moindre mesure grâce aux plats à emporter, les propriétaires de bars se sont retrouvés gros Jean comme devant. « Nous, en tant que bar, on n’a même pas pu ouvrir pour offrir du takeout, il me semble qu’il devrait y avoir des mesures en temps de pandémie, on devrait avoir une certaine tolérance. »
Quant aux bouteilles de vins qui sommeillent dans les caves de ses bars, il aimerait un peu plus de flexibilité.
« Moi, j’ai un stock de vin de 200 000 dollars. Si je pouvais le vendre à la bouteille, en prenant des mesures de précaution et de distanciation, si on pouvait faire ça, déjà on réclamerait moins d’argent. »
Rochard déplore qu’au milieu de cette pandémie, la tolérance zéro semble être de mise pour les bars. « C’est une pandémie, on est responsable de rien de ce qui est arrivé, on a respecté les fermetures imposées et tout ça, on aimerait que de temps en temps de la considération parce que nous aussi on est des PME, les bars. »
source : SAQ
SAQ SVP ! Peut-on « panacher » ?
Les agences d’importation de vin peuvent toujours bien vendre du vin aux particuliers en cette période bouleversée, ce n’est pas toujours facile de devoir vendre une caisse au complet du même vin. Pourtant, c’est la loi… La crise du coronavirus fournirait-elle une occasion de changer la situation au moins temporairement ? « Pourquoi on dit pas à la SAQ… où ils font de l’argent comme de l’eau, pis tant mieux parce qu’ils achètent du vin au Loup Blanc (son domaine dans le Sud de la France), donc c’est bien, mais pourquoi pas dire aux agents, hey les gars, vous pouvez « panacher » vos caisses pour un mois, deux mois. Dites à leurs clients qu’ils pouvoir choisir 4 vins différents dans une caisse de 12 pour pas boire tout le temps la même.Puis pour vous les agences, vous pourrez ainsi sortir des caisses qui sont coincées dans les entrepôts et que les restaurateurs ne prendront jamais ou peut-être un jour lointain, on ne sait pas. »
MISE À JOUR sur les caisses « panachées »
La SAQ vient de mettre un peu dans son vin au lendemain de la publication de cette entrevue. Lire l’article ici : https://www.toutsurlevin.ca/les-caisses-panachees-de-vin-desormais-permises-par-la-saq/
Et le confinement ?
« À part livrer du vin, je peux pas vraiment faire de bénévolat, ma femme a des problèmes respiratoires (asthme), j’ai pas envie de ramener la maladie à la maison. Sinon, c’est sûr que je ferais de la livraison à l’épicerie, j’ai envie d’aider le monde un peu, j’essaie de le faire grâce à mon pinard et ça me permet de vivre un peu. »
Depuis que François Legault a conseillé de boire un petit verre de vin le soir en ces temps stressants, on parlerait presque de service essentiel. Rien pour contredire Alain Rochard.
« Un verre de vin, ça fait du bien le soir, on fait à manger, on écoute un film assez léger, pas une série avec des morts partout. Ça veut pas dire se mettre la tête dans la sable, ça veut dire juste essayer d’être optimiste et de faire attention. »
Si l’ambiance n’est pas « jojo » dans l’hôtellerie, les bars et la restauration, le propriétaire du Rouge Gorge reste malgré tout optimiste. « Tous les journalistes qui nous annoncent la mort de plein de restaurants et de commerces, ça me fait un peu chier…En disant, attention ce sera plus pareil, on va tous mourir. On ne veut pas entendre ça, on veut entendre okay on va pouvoir retourner chez nous, on va pouvoir dépenser des sous chez vous, y’a peut-être des solutions. Je suis un gars optimiste dans la vie, je ne suis pas naïf. Je ne peux pas croire que tout ce qu’on a vécu ne va pas nous faire réfléchir sur l’empathie qu’on doit avoir par rapport au monde qui souffre plus. Mais ça veut pas dire que nous commerçants, on va pas pouvoir rouvrir, recommencer notre activité normale d’ici fin mai, fin juin peut-être. »
Que boit Rochard en ces temps de pandémie ?
« Moi, je bois comme un trou en ce moment, hahaha… Hier soir j’ai bu un rosé de chez Poderi Cellario dans le Piémont. C’est du dolcetto, c’est des litres, c’est génial, ça fait oublier la grisaille, de pas seulement la température mais du moment qu’on vit.
« J’ai bu récemment du gamay, des vins sur le fruit souple, j’ai envie de légèreté. Et de temps en temps, j’ai la chance d’avoir une cave, je sors un petit quelque chose de genre plus prestigieux. J’ai bu un vieux millésime de Jean-Louis Chave dernièrement, c’est pas mal. »
Et pour les amateurs du Loup Blanc, domaine en biodynamie ?
« Y’a la « Soif de loup » qui est arrivé à la SAQ y’a pas très longtemps, à 20,80$ et y’a toujours du Régal en permanence à 21,90$. C’est bio, c’est nature et ça fait du bien au moral. »
Celui a tout vendu (deux restaurants) après une séparation en France et s’est retrouvé au début à 35 ans au Québec à faire de la plonge, et qui est retombé quelques années plus tard dans la restauration (Le désormais feu Continental) doit déjà partir dans son si peu rutilant bolide pour livrer encore quelques caisses à ses fidèles clients. Sans tambours ni trompette, ce marchand de bonheur ouvrira un petit canon ce soir pour cuver son impatience d’accueillir à nouveau les assoiffés de bon pinard.