Une nouvelle fabrique de vin du Niagara
On a tous un collègue ou un voisin ou encore mieux un oncle qui est convaincu d’être en mesure de faire une grande cuvée, à partir d’installation moins sanitaire que la station d’essence de l’autoroute des vacances et ce, avec de vulgaires chaudières achetées à la quincaillerie du quartier.
Par Pierre Ferland
Le tout s’aggrave quand arrive la réunion de famille où il vous offre une bouteille comme si c’était un Château Margaux. On le sait bien, c’est un cadeau empoisonné, car oncle Fernand vous demande dans le creux de l’oreille : « tu me diras ce que tu en penses »… Hors, pour sortir intact de cette situation délicate, ça prend des talents dignes des plus grands diplomates de l’époque de la guerre froide.
La Cuvée Fernand dans toute sa splendeur
Bien sûr, entre le dernier millésime de la Cuvée Fernand qui est à peine supérieure à un bon vinaigre et un Château Margaux, il a tout un monde. Pour les amateurs de vins qui souhaitent élargir leur aventure de dégustation, les micro-vignobles offrent des gammes de vins pour tous les portefeuilles et offrent des niveaux de qualité souvent exceptionnelle.
Certains de ces micro-vignobles ont leur propre installation – si modeste soit-elle ; souvent un garage – d’où vient le nom… vigneron garagiste. D’autres n’ont aucune installation – aucun pignon sur rue et sont des vignobles virtuels.
Malgré les installations très modestes de Cloudsley Cellars dans la région de Niagara, ce vigneron garagiste fait l’un des meilleurs Pinot Noir de l’Ontario
Ceux-ci produisent des vins en petite quantité et utilisent les installations de plus grands vignobles pour leur production tels que cave, embouteillage, etc. Ces vignerons ont bien souvent une production de quelques fûts qu’ils vendent à des amis ou un cercle de clients fidèles qu’il bâtisse au fil des ans – et bien sûr, les médias sociaux aident ces braves vignerons dans leurs efforts de marketing. Si vous n’êtes pas familier avec ce type de vigneron sachez que nous sommes bien loin de la production d’oncle Fernand – ce dernier fait son vin à partir de concentré de raisin souvent d’origine et de qualité douteuse dans des chaudières ou contenant rudimentaire – le vigneron garagiste, achète ces raisins (fruits frais) d’un viticulteur local et effectue la fermentation dans de véritables barriques de chênes.
Des négociants
En fait, tout ceci n’est rien de vraiment nouveau – c’est simplement la terminologie qui a changé. En France, les négociants existent depuis des siècles. Les négociants sont des marchands de vin qui achètent des raisins ou du vin préfabriqué de viticulteurs indépendants, puis sont responsables de l’assemblage, du vieillissement et de l’embouteillage et les vendent sous leur propre nom. Louis Jadot, Joseph Drouhin et la maison Bouchard Père & Fils achètent la majorité de leurs raisins d’autres producteurs. Ils s’occupent ensuite du reste de la vinification. Dans le cas de Jadot et Cie, ces maisons possèdent aussi quelques acres de vigne; ils sont donc négociants-éleveurs.
En Nouvelle-Zélande, la célèbre maison Kim Crawford a débuté ces opérations comme vignoble virtuel. Fait un peu cocasse- à l’époque, les Négociants avaient mauvaise réputation parce qu’ils ne cultivaient pas les raisins eux-mêmes; les producteurs et critiques pensaient qu’ils étaientdes pique-assiettes qui utilisaient le dur travail des agriculteurs pour leur propre profit.
La légendaire maison Louis Jadot contrôle environ 145 hectares de vignes en Bourgogne, mais achète aussi une grande quantité de raisins de viticulteurs de la région
Des vignerons paresseux ? Ce n’est surement pas le problème de Niagara. En fait, la région est peut-être victime du succès des excellents programmes d’études de viticultures des deux collèges de la région : Brock&College Niagara. En effet, la région de Niagara déborde maintenant de vignerons talentueux, mais le nombre de vignobles et d’emploi comme vigneron est limité.
Conséquemment, plusieurs s’expatrient vers d’autres régions – comme Chris Robinson, jeune vigneron rempli de talent qui a quitté récemment pour travailler au somptueux Fraser Gallop Estate dans la région de la Rivière Margaret dans l’ouest de l’Australie. Un talent perdu pour le Canada – mais toute une expérience pour ce jeune ontarien. Il me confirmait que oui, il a de multiples possibilités d’emploi dans la région, mais pour ceux plus expérimentés comme lui qui recherche un poste sénior de vigneron, là, il y a rareté : « J’ai vu de nombreux amis quitter soit pour l’Ouest canadien ou vers d’autres pays étant donné le manque de possibilité d’avancement.« Robinson refuse de dire qu’il est victime du marché, « c’est simplement la réalité d’un petit marché comme Niagara« .
Le magnifique vignoble Fraser Gallop dans la région de la Margaret River au sud de Perth, Australie
Un problème pour plusieurs, mais pour Graham Rennie c’est une opportunité incroyable. Rennie est un investisseur aguerri, il est aussi propriétaire du vignoble qui porte son nom, Rennie EstateWinery. Son vignoble produit des vins de caractère de très haute qualité et l’an dernier il a acquis le vignoble Stoney Ridge. Stoney Ridge a connu des années tumultueuses sans direction concrète incluant des batailles internes et des disputes juridiques qui ont nui à son développement. En faisant l’acquisition de la marque et du vignoble, Graham Rennie a décidé de réinventer le vignoble et d’en faire un « Crush Pad« – le premier de la région.
‘Un Crush-Pad possède généralement toutes les installations de chai : table de triage, pompe, presse, réservoir d’acier inoxydable, baril et l’espace d’entreposage (cave) pour la fermentation et le vieillissement. Ces centres de productions deviennent donc les bouées de sauvetage de nombreux vignerons qui n’ont pas les capacités financières ou simplement le désir d’investir des millions de dollars dans des terrains de vignes et de l’équipement.
De plus, l’inconvenant pour un vigneron virtuel de faire affaire avec un vignoble existant – mis à part les couts est le fait que vous êtes toujours second violon et que le vignoble va favoriser et prioriser sa propre production avec la vôtre. Dans un Crush Pad, le vigneron indépendant a accès a tous l’équipement dont il a besoin et parfois même, un espace pour vendre ces vins et même du support au niveau marketing – c’est d’ailleurs le cas, pour le Niagara Custom Crush Studio opéré par Graham Rennie.
Pour l’industrie viticole de l’Ontario, ce changement est une mini-révolution. Rennie prévoit des investissements de plus de $3 millions de dollar pour adapter les installations actuelleset agrandir l’espace de vente au détail. Le Studio s’adressera à deux types de clientèle : le vigneron virtuel qui souhaite faire son propre vin exactement comme bon lui semble, et le client qui préfère démarrer une marque, mais qui n’a pas les compétences techniques de faire le vin lui-même. En plus du support de marketing et de ventes, l’équipe de Graham Rennie comprend aussi des professionnels de la vinification.
Rennie et ses partenaires prévoient une production initiale de 30 000 caisses de vin et une capacité de production qui pourra atteindre 100 000 caisses lorsque les rénovations seront complétées. Le modèle du Niagara Custom Crush Studion’est pas unique dans l’industrie; il existe des Crush Pads dans la région de Napa et en Oregon et il existe aussi un Crush Pad dans la vallée de l’Okanagan digne de mention due à sa modernité et par la qualité de ces équipements offerts.
Une partie des imposantes installations du Crush Pad de la Vallée de l’Okanagan, en Colombie-Britannique
Il ne fait aucun doute que le Niagara Custom Crush Studio deviendra le tremplin pour de nombreux vignerons ; la vision de Graham Rennie, Marco Piccoli, Paul Doyle et Thane Mackenzie va certainement aider l’industrie viticole de l’Ontario. Les micro-vignobles et les vignerons virtuels offrent sans contredit une meilleure alternative que cette Cuvée Fernand qui finit bien souvent dans l’évier…
Fondateur-animateur du podcast Read Between the Wines, Pierre Ferland a interviewé les grands noms de l’industrie du vin tels que Ken Forrester, Simon Woolf, Vanessa Price et Karen MacNeil ainsi que de nombreux vignerons de la vallée du Niagara. Son balado rejoint des auditeurs dans 27 pays. Chroniqueur de vin pour le journal L’Express de Toronto, titulaire d’un certificat du WSET, il est également consultant en vin pour les restaurants.