Le terroir selon Thomas Bachelder
Qui ne connaît pas Thomas Bachelder ? Ce Québécois qui s’est baladé en Bourgogne, en Oregon et qui façonne ses délicieux vins de l’Ontario est un infatiguable vigneron passionné. Rencontre avec ce fascinant obsédé du terroir.
Par Pierre Ferland, auteur du podcast Read Between the Wines
Le respect entre vignerons est bien connu à travers le monde. Que vous soyez dans le Bordelais ou à Mendoza c’est le même phénomène et c’est la même chose pour la région du Niagara.
Chacun respecte le travail de son voisin, chacun admire les vins de sa région avec une certaine fierté – Niagara est réputé pour le sentiment d’appartenance. Par contre, seulement quelques noms sont vraiment vénérés et élevés aux statuts de légende.
Il y a bien sur les pionniers fondateurs tels Donald Ziraldo et son éternel partenaire, feu Karl Keiser fondateur d’Inniskilin. Il y a aussi la famille Moyer et la famille Hermann attachée au vignoble Vineland, la famille Pennachetti de Cave Spring et bien d’autres, mais aujourd’hui, peu de noms sont aussi respectés que celui de Thomas Bachelder.
Bachelder est un Québécois de naissance avec des racines familiales en Estrie où sa famille exploitait deux fermes. Bien que Montréalais, la vie de citadin a eu moins d’impact que la ferme familiale qui elle, a forgé le caractère du jeune Thomas et surtout ces ambitions.
La cavale de Bourgogne à l’Oregon
Encore jeune, il laisse tomber sa carrière de journaliste et décide de partir étudier à Beaune en Bourgogne. C’est dans cette région qu’il tombe en amour avec le pinot noir. Là, selon lui, il est devenu vigneron. Entre son apprentissage de la vigne et les découvertes des grands noms de Bourgogne tel Chassagne-Montrachet, il prend la décision de se consacrer au cépage classique de Bourgogne: le chardonnay et le pinot noir.
Le temps passe et les estampes de son passeport s’accumulent. C’est alors qu’il décide de jeter l’ancre dans la vallée de la Willamette en Oregon pour y installer sa jeune famille. Là, il forge sa réputation en découvrant le terroir unique de l’Oregon qui selon lui: « présentent une minéralité et un côté salin uniques au monde ».
L’aventure Clos Jordanne
Vers la fin des années 1990, Bachelder, solide de ses expériences en Bourgogne et en Oregon est invité à devenir le vigneron du Clos Jordanne, un projet collaboratif, mais ambitieux entre Vincor, une société ontarienne (acquise plus tard par Constellation Brands) et la Maison Boisset de Bourgogne.
Le Canadien errant n’avait jamais envisagé Niagara comme terroir, mais à force de découverte et la réussite de plusieurs millésimes, Thomas Bachelder s’attache à la péninsule du Niagara. De là, vient l’ambition avec l’aide de son épouse Mary, de faire du vin dans trois pays.
Mary Delanay testant un des précieux chardonnays
Clos Jordanne a fait bien du bruit entre 2004 et 2009 avec des millésimes simplement remarquables et d’une qualité que la région avait rarement produite. La marque devient mythique jusqu’au point d’attirer l’attention de nombreux intervenants de Bourgogne souvent bien centrés égoïstement sur leur région. L’Affaire Clos Jordanne attire tous les grands noms, il y a même eu un projet de construction d’un bâtiment architectural de Frank Gehry. Ce projet colossal, qui aurait changé le portrait de Niagara, était à quelques semaines de la première pelletée de terre.
Malheureusement, malgré les succès, les projets du Clos Jordanne ont été revus à la baisse après la récession de 2008 et le projet architectural a été annulé. En 2010, Bachelder quitte le vignoble dans des circonstances qui sont restées voilées et au grand désespoir de bien des amateurs de vins, le millésime 2012 sera le dernier.
Mais, malgré les déceptions, la légende est maintenant née.
Thomas Bachelder qui vérifie la fermentation
Comme le phénix – Clos Jordanne renait de ses cendres
En 2017, le Groupe Arterra décide de revitaliser le nom Clos Jordanne. Ça tombe bien, avec le temps qui passe, la vie de gitan devient un peu lourde pour Thomas et Mary. La passion du terroir de Niagara est irrésistible et notre Québécois fera encore le plaisir de bien des amateurs de vins avec son Chardonnay et son Pinot Noir.
Avec la passion qu’on lui connaît et la ferveur d’un adolescent, Bachelder est simplement ravi de faire du vin, particulièrement ses cépages fétiches : le pinot noir et le chardonnay. Des raisins qui expriment le terroir avec plus de précision et de détail que de nombreuses autres variétés, en particulier dans les climats frais comme Niagara.
Les Vins Bachelder – le rêve devenu réalité
Pour les néophytes de la région, sachez que Niagara n’est pas une seule région uniforme. Niagara est fait de plusieurs sous-appellations, Niagara-Lakeshore, St-David’s Bench, Twenty Mile Bench, Beamsville, etc. Toutes ces sous-appellations sont des terroirs bien distincts avec des sols et des climats bien différents l’un de l’autre. Pour en découvrir davantage, consulter le site de VQA ici.
Pour les vignerons du Niagara, pas une journée ne passe sans qu’un amateur ne compare chaque vin aux vins du vieux continent. Vous servez un riesling, et nous voilà à parler de l’Alsace ou de la région de Mosel en Allemagne. Vous servez un chardonnay ou un pinot noir, voici les comparaisons avec la Bourgogne ou pire, la Californie. Selon Thomas, « c’est inévitable », mais pour lui, « c’est un jeu qui est plaisant à jouer« , mais qui ne fait qu’entre amis… Face à ces clients, il ne « croit pas que c’est sain de promouvoir les vins du Niagara sur le dos de mère Bourgogne ! »
Les sous-appellations du Niagara
Bachelder Wines est maintenant en quelque sorte un négociant. Il s’approvisionne de meilleurs viticulteurs indépendants de la région. Il est obsédé par la découverte des caractéristiques de chaque mètre de terroir. Thomas Bachelder ne se satisfait pas des sous-appellations déjà établies – il analyse même les variantes à l’intérieur de chaque sous-appellation, chaque vignoble, chaque rangée. Il est devenu un savant de l’influence qu’a le lac Ontario et l’escarpement de Niagara sur chaque parcelle de vignoble dont il est responsable.
Il dit bien humblement qu’il « essaie de comprendre ces terroirs infinis – des terroirs remaniés par les flux d’eaux qui suivait la fonte des glaciers, et ce, à travers l’objectif des cépages bourguignons. »
Les millésimes 2020 de Bachelder comprennent différentes appellations parfois séparées de seulement quelques mètres, mais avec des caractéristiques et profils bien différents l’un de l’autre.
Thomas Bachelder est en quelque sorte un super-héros de l’élevage et comprend précisément l’importance du temps – de ne pas forcer la vigne, ni le raisin. La gestion de ces barriques est presque de la haute voltige. Il est obsédé et passionné par le terroir. L’assemblage et l’élevage des vins Bachelder se font – croyez-le ou non, dans ce qu’il appelle la « Bat Cave ».
La fameuse Bat Cave – endroit idéal pour un super-héros du vin
Super-héros ou une sorte d’explorateur de la péninsule du Niagara? Il laisse ces comparaisons aux autres: »je suis juste très content de vivre cette grande aventure.« Et sans perdre une seconde, comme tout vigneron avec des dizaines de vendanges en arrière de la cravate, comme un sage vénéré, il précise: »c’est facile de rester humble quand vous bossez avec le pinot noir – nous sommes en quelque sorte les nouveaux moines! »
Bachelder a toujours refusé des compromettre la qualité et sa vision – le temps lui a donné raison. Il est une force de la nature. La passion qu’il exerce sur ces vins et d’une contagion sans pareil.
Ces vins sont vivants, droits, précis et représentent parfaitement le dynamisme de Niagara, de Grimbsy à St. David’s.
Quoi boire ?
Comme il me l’a si bien dit récemment lors d’une dégustation privée au bar Chez Nous de Toronto, c’est difficile de choisir un favori – comme quand on a plusieurs enfants. L’offre de vins de Bachelder est impressionnante et d’une qualité presque désarmante.
Dégustation – Chez Nous
Pour le chardonnay, j’ai une préférence pour le « Wismer-Foxcroft » pour deux raisons. D’abord, je suis obsédé par la minéralité dans les chardonnays et celui-ci captive vos papilles gustatives avec une vigueur et une précision presque magique. La deuxième raison est partie intégrante de la première raison ; je sais ce que le vignoble « Wismer-Foxcroft » peut exactement produire l’ayant gouté avec d’autres producteurs. Le « Patte Rouge » est unique en son genre et l’histoire derrière est fascinante.
Du côté pinot noir – le choix est encore plus difficile. Si j’avais un seul pinot noir du Niagara à boire pour le reste de mes jours, ça serait sans hésitation celui de Thomas Bachelder parce que la connectivité avec le terroir est profonde, remarquable voire poétique. Le « Lowry » m’a semblé offrir une complexité et une élégance unique. Le « Winsmer-Parke », le « Saunders Bas » et le « Bator » offrent des profils uniques qui sauront aussi me convaincre sans trop d’hésitation.
Alors oui, Thomas a une obsession avec la Bourgogne – et si on parle de Bourgogne, c’est donc chardonnay et pinot noir – qu’en est-il du Beaujolais? Est-ce que la péninsule du Niagara offre un potentiel pour le gamay? Selon lui, la région a d’abord et avant tout un potentiel énorme pour le Pinot Noir: »Niagara est l’une des seules régions tempérées dans le monde à l’extérieur de Bourgogne qui possède des terroirs calcaires -mais, est-ce que tous les vignerons et propriétaires de vignobles seront prêts à réduire les rendements et acheter une table de tri? »
Encore une fois, la sagesse de Bachelder nous ramène à la réalité… Les coûts d’exploitations d’un vignoble sont faramineux et les marges de profits restent maigres. C’est une industrie hautement compétitive où même les compétiteurs ne sont pas juste de l’autre côté de la rue, mais au Chili et en Nouvelle-Zélande. Ça n’aide pas non plus quand votre propre gouvernement n’aide aucunement l’industrie et impose de nouvelles taxes qui mettent en périple cette industrie déjà fragile. Mais ça, c’est un sujet pour une autre chronique.
Cela étant dit, il admet que « nous avons un beau potentiel pour le gamay noir à Niagara.La pellicule (peau) de ce cépage est bien plus épaisse que le pinot noir donc un peu plus résistant à la pourriture. Il nous faut plus d’hectares plantés de deux cépages! »
Thomas Bachelder dans le vignoble de Wismer-Foxcroft
Faire le meilleur Pinot Noir de la région – cartographier le terroir – quel est l’objectif ultime de Thomas Bachelder? Sa réponse prouve que sa vision n’est pas limitée à son « Bat Cave »: il rêve d’une certaine façon d’effacer les frontières : »Je souhaite que Niagara et tous ces beaux terroirs calcaires du nord-est, de l’escarpement du Niagara jusqu’aux États-Unis (pensez à Lewiston/Lockport), les Finger Lakes, Hudson Valley, la Pennsylvanie, le Vermont et bien sûr, le sud de Québec – en n’oubliant pas la Nouvelle-Écosse et en refermant la boucle géographique en revenant à Prince Edward County – que cette région prenne sa juste place comme un tout dans le monde viticole en tant que grand terroir du Nord-Est… et ultimement bu localement de New York City à Toronto, en passant par Buffalo, Syracuse, Ottawa, Montréal et Québec. »
Thomas Bachelder en pleine séance de pigeage
Thomas est francophile et ne refuse jamais une occasion pour une conversation en français et il demeure profondément attaché au Québec. Je lui mentionne que les vins ontariens tirent toujours de l’arrière en ce qui a trait à la réputation et surtout la visibilité au Québec. Je lui demande donc ce qui doit être fait pour conquérir le cœur des amateurs de vins du Québec ? Il me dit: »Montréal est à sept heures d’avion de la France (que j’adore tant), mais à moins de sept heures de route en voiture de Niagara. Les Québécois se déplacent ici de plus en plus pour leurs vacances estivales; il faut simplement plus de francophones dans nos salles de dégustation – il faut passer le message – il faut plus de producteurs qui visitent régulièrement les marchés avertis, où il a de vrais mordus de bons vins comme le Québec. »
Les vins Bachelder sont des incontournables à découvrir. Ils racontent l’histoire d’un terroir exceptionnel. L’importance de Thomas Bachelder pour l’industrie viticole de Niagara est presque historique, il représente l’identité ultime que cette région a tant besoin. Si vous avez la chance de le rencontrer, je vous assure, vous allez tomber sous le charme de sa personnalité et en amour avec ses vins.
Fondateur-animateur du podcast Read Between the Wines, Pierre Ferland a interviewé les grands noms de l’industrie du vin tels que Ken Forrester, Simon Woolf, Vanessa Price et Karen MacNeil ainsi que de nombreux vignerons de la vallée du Niagara. Son balado rejoint des auditeurs dans 27 pays. Chroniqueur de vin pour le journal L’Express de Toronto, titulaire d’un certificat du WSET, il est également consultant en vin pour les restaurants.