Le vignoble croate, de la séduisante Istrie jusqu’aux portes de Dubrovnik

Vins de l'Istrie

Mon premier voyage en Croatie remonte à 1996, un an à peine après la fin des hostilités qui mèneront, in fine, au démembrement de la Yougoslavie. Le conflit dans ce beau pays, dont une grande partie dépend des Balkans, survint en août 1990 pour s’achever en novembre 1995. La nation croate est entrée dans l’Union européenne en 2013 et sa devise monétaire est l’euro depuis le 1er janvier 2023.

Par Jacques ORHON, sommelier, auteur et globe-trotter du vin

Incidemment, c’est en 1996 qu’a été créé l’Institut Croate de Viticulture et d’Oenologie afin de mettre en place une réglementation pour superviser l’industrie viticole et la production des vins. Comme les collègues de la sommellerie internationale avec qui nous étions en congrès à Zagreb, la capitale, j’avais été impressionné par nos visites dans le vignoble de la Slavonie occidentale qui venait à peine d’être libérée, pendant que la Slavonie orientale était encore occupée. C’est pendant ce séjour que nous avions enfin compris qu’il ne fallait pas confondre cette province croate où l’on entretient aussi des forêts de chêne utilisés en tonnellerie (notamment en Italie) avec la Slovénie, le pays voisin.

Les contours de sa géographie viticole

À l’est, la Croatie partage ses frontières avec celles de la Hongrie et de la Serbie, de la Bosnie-Herzégovine au sud, de la Slovénie sur son flanc nord, et longe la mer Adriatique, de l’enclave slovène au sud de Trieste jusqu’au Montenegro. C’est donc en deux grandes régions principales distinctes que l’on peut cerner le vignoble croate: la région continentale et la région côtière. La première est divisée en plusieurs sous-régions, dont Plešivica, proche de Zagreb, la contrée de Medjimurje, avec la belle région vallonnée de Štrigova, Pokuplje, autour de la ville de Karlovac, et la Slavonie, qui sont parmi les plus réputées et les plus connues. Terre agricole convoitée, cette dernière jouit de conditions climatiques qui se prêtent aisément à la viticulture, notamment dans les zones de collines. À l’extrême sud-est, les vignobles de Podunavlje voisinent avec la Hongrie sur une courte distance et une partie non négligeable de la Serbie.

Vignoble d'Istrie

Le vignoble du Domaine Rizman entre Raba et Klek, à 65 km de Dubrovnik, face à la péninsule de Pelješac

Quant à la région côtière, elle s’étend sur des centaines de kilomètres, entre l’Istrie, le golfe du Kvarner et la Dalmatie. Pays méditerranéen s’il en est, la Croatie présente toutefois sur cette côte de grandes variations, tant historiques et culturelles, que pour ses reliefs, sa géologique et son ampélographie. Et c’est avec bonheur que je viens d’arpenter pendant deux semaines ce littoral étonnant serti de milliers d’îles et d’îlots, et gratifié de paysages magnifiques où la vigne s’exprime de mieux en mieux.

L’Istrie, fabuleuse terre d’Histoire, et ses trésors gourmands

Au nord, comme j’ai pu le constater à l’occasion du CM de Bruxelles*, la péninsule de l’Istrie est dotée d’une riche et ancienne tradition viticole jumelée à une gastronomie de haut vol, influencée on peut le dire, par les voisins italiens avec lesquels elle partage un pan important de son histoire. Poreč, où nous séjournions, se trouve en effet à une centaine de kilomètres en bateau de Venise, dont une partie de ses palais ont été bâtis avec la pierre blanche de l’Istrie. Son excellence culinaire se retrouve dans un grand choix de poissons et de fruits de mer, de pâtes fraîches et d’huile d’olive de la région, sans oublier les truffes de Buzet et Pazin, et les châtaignes de Lovran. Même si le phylloxéra est aussi passé par là, le vignoble a repris des couleurs, tant en quantité qu’en qualité. Non seulement les infrastructures touristiques et hôtelières actuelles permettent de visiter une multitude de lieux intéressants, comme Rovinj, Motovun, Labin, Pula, et non loin de là, le parc national des îles Brijuni, mais elles participent du même coup à cet essor viticole qui ne passe pas inaperçu.

Porec

L’accueillante ville croate de Porec

Si de nombreux cépages sont cultivés dans ce vignoble d’environ 3 000 hectares sur des terroirs qui se démarquent, ce sont toutefois deux variétés qui ont fait leur nid avec succès: la malvasia istriana en blanc et le teran en rouge. La première, dénommée sur place malvazija istarska, occupe plus de la moitié de la surface cultivée et donne des vins expressifs, fruités et vifs, très agréables en apéritif, mais aussi avec les spécialités de la mer. D’origine grecque (Monemvasia dans le Péloponnèse) comme les autres malvoisies, c’est dans le nord de l’Italie qu’elle s’est fait connaître, notamment dans le Frioul voisin, mais aussi en Sardaigne, et en Sicile où elle possède de grandes similitudes avec la malvasia di Lipari.

En rouge, c’est le fameux teran qui a trouvé sa terre d’élection en Istrie. Longtemps confondu avec le terrano italien (et le refosco) – la preuve par l’ADN est passée par là – la mention du teran istrien doit être accompagnée sur l’étiquette des mots Hrvatska Istra, pour bien le différencier de son pendant slovène (nommé refosk), à l’origine d’un contentieux qui a divisé un temps les deux pays amis.

Cultivé autrefois à grande échelle, le teran occupe environ 10% du vignoble istrien, mais devant l’intérêt qu’il suscite, les viticulteurs du coin, soutenus par Vinistra (voir en fin de texte), ont décidé de lui redonner ses lettres de noblesse. Dotés de jolis parfums de groseille, de griotte ou de mûre, de tanins parfois un peu abrupts et d’une acidité quelque peu envahissante, le teran affiche une certaine rusticité qui pourrait être gommée par une extraction modérée lors de son élaboration. Pour ce qui me concerne, avec ceux que j’ai dégustés à table (où ils étaient le mieux mis en valeur), dans le vignoble et au cours d’une intéressante présentation donnée par notre ami suisse Pierre Thomas dans le cadre du concours, c’est à juste raison que ce cépage difficile peut prétendre reprendre ses droits ancestraux.

Femme dans un chai d'Istrie

Accueil istrien dans le chai

Quelques producteurs istriens: Benvenuti, Bernobič, Brčic, Damjanič, Dobravac, Fakin, Frankovič, Kadum, Legovina, Matosevič, Medea, Persurič, Ravalico, Rossi, Sirotič, Tomaz, Vivoda et Zigante.

La beauté sauvage de la Dalmatie

Avec l’une des plus grandes surfaces consacrées à la viticulture du pays, la Dalmatie jouit pour ainsi dire de conditions climatiques insolentes avec un ensoleillement exceptionnel, tempéré par des brises marines qui participent à l’équilibre de son écosystème. On y produit des blancs et de plus en plus de rosés, mais le vignoble se consacre en grande partie à la production de vins rouges, issus le plus souvent de cépages autochtones. On peut aisément distinguer la Dalmatie du Nord qui va de Zadar jusqu’au nord de Split. On y cultive notamment le Babić, un cépage qui se plaît sur des sols calcaires caillouteux, dans des conditions arides et des températures élevées. Mais on trouve aussi la syrah, le zinfandel, et même du merlot et du cabernet sauvignon.

La ville de Dubrovnik

La ville de Dubrovnik

La Dalmatie centrale et la Dalmatie du Sud ont tout pour attirer les amateurs de bons vins élaborés dans des paysages viticoles à faire rêver. J’ai d’ailleurs été étonné de voir à une centaine de kilomètres avant d’arriver à Dubrovnik toutes ces parcelles au pied des montagnes cultivées dans des conditions extrêmes. Et puis, il faut prendre le temps, et le bateau, pour découvrir les blancs des îles de Hvar, de Vis, et… de Korčula, où l’on produit le Pošip et le Rukatac. Du côté des rouges, le cépage plavac mali n’est pas en reste et se distingue avec ses excellentes cuvées d’appellations Dingač et Podstup sur la péninsule de Pelješac, tout comme ceux des îles de Hvar et de Brač. Après avoir visité quelques vignobles, parfois inaccessibles, le village de Ston et ses huîtres ou la vieille ville de Dubrovnik, avec sa forte concentration de restaurants, vous permettront de relaxer tout en continuant de faire vos gammes gustatives…

Quelques vins de Medea Vinarija

Medea Vinarija propose ses vins sous les noms de Medea, Montiron et Punta Greca

Il est important de préciser ici à tous ceux qui voudraient se plaindre de la difficulté de trouver un bon choix de vins croates à l’export, qu’il s’agit d’un vignoble encore modeste, toutes régions confondues, que les structures de production sont petites, et qu’à l’instar d’autres régions dans le monde, comme en Corse par exemple, une grande partie des vins est consommée sur place par les Croates, friands des produits de leurs terroirs, et par la manne touristique qui envahit la côte de mai à septembre inclusivement. Bref, à la fin du mois d’août, il en reste bien peu qui soit candidat à l’exportation…

Le vignoble Meneghetti la nuit

Le vignoble Meneghetti la nuit

L’encépagement croate

Avec son alphabet latin, la langue croate n’est pas si compliquée, mais le manque de voyelles peut parfois nous déconcerter… Voici plus bas les principaux cépages, en commençant par les variétés aux consonances croates, certaines étant autochtones. Les plus importantes sont précisées en caractères gras.

En blanc

Bogdanusa, cetinjka, debit, graševina (riesling italico), grk (prononcez gueruk), kraljevna, kujundžuša, kurtelaška bijela, malvasia istriana, maraština (rukatac), parč, pošip, šipelj.

On cultive aussi les gewurztraminer, sylvaner, muscat, sauvignon blanc, chardonnay, riesling, pinot gris et pinot blanc.

En rouge

Babić, borgonja crna, dobričić, drnekuša, lasina, lovrijenac, ninčuša, okatac, plavac mali, plavina, rudežuša, susac crni, teran, vranec, zadarka crna et zinfandel. Ce dernier, connu en Californie et appelé primitivo en Italie, est en fait originaire du pays. Les scientifiques de l’Université de Davis ont confirmé que son ADN correspondait à 100% à celui du cépage de la région de Kastela, dénommé crljenak kastelanski.

On cultive aussi le blaufränkisch, les barbera, croatina, refosco et nebbiolo, les cabernet franc et cabernet sauvignon, merlot, gamay et pinot noir, carignan, grenache et syrah.

Fiche signalétique du vignoble croate

 

 

 

Surface plantée: 22 800 hectares (37e pays viticole en surface)

 

 

Production: 526 000 hectolitres (baisse de 34% en 2021)

 

 

Exportation: 8% environ

 

 

Consommation per capita: 26 litres/an

 

 

Production de raisins frais: 116 000 tonnes

 

 

Exportation de raisins secs: 180 tonnes

 

 

Chiffres de l’OIV de 2021

Pour rappel, l’Espagne possédait cette année là la plus grande surface cultivée au monde, suivie de la France, de la Chine et de l’Italie. En terme de production, c’est l’Italie qui menait le bal, suivie de la France et de l’Espagne.

* Succès sur toute la ligne pour Le Concours Mondial de Bruxelles

Créé en 1994 par Louis Havaux, le Concours Mondial de Bruxelles a su imposer sa marque de fabrique, et sa réputation n’est plus à faire. Présidé aujourd’hui par son fils Baudouin et dirigé par Quentin (de la troisième génération), le CMB a parcouru depuis 2006 de nombreuses régions de production, dont au Portugal et en Espagne, en Slovaquie et en Bulgarie, en France et au Luxembourg, en Chine, en Suisse et en Italie.

Le vignoble en amphithéâtre de la Cave Meneghetti

Le vignoble en amphithéâtre de la Cave Meneghetti

Cette fois-ci, c’est en Istrie que l’événement a encore une fois été couronné de succès. Dans les meilleurs conditions de dégustation, près de 7 500 vins ont été proposés, en blanc et en rouge uniquement, puisque les autres catégories (effervescents, rosés, doux et spiritueux) sont analysés dans d’autres régions à des dates diverses. Parmi les lauréats de 2023 figurent cette année des vins des cinq continents, dont tous les pays viticoles historiques, mais aussi aux origines plus surprenantes comme l’Inde, le Kazakhstan ou encore l’Albanie. La Bulgarie et le Mexique raflent les deux révélations internationales avec respectivement un rouge et un blanc. La France a défendu sa réputation avec le plus grand nombre de vins présentés (pas moins de 1580 références), et la région de Bordeaux s’est particulièrement illustrée. Le tout s’est déroulé avec le concours de la ville de Poreč, et de Vinistra, la grande association croate de producteurs et œnologues de l’Istrie, qui organise un salon des vins et spiritueux incontournable et une compétition très suivie des vins locaux.

Enfin, rendez-vous a été donné l’an prochain au Mexique.

Jacques Orhon est maître sommelier et cofon­da­teur de l’Association canadienne des sommeliers professionnels. Conférencier, professeur, expert en dégustation et véri­table globe-trotteur du vin, il parcourt depuis un demi-siècle les vignobles du monde. Ses ouvrages ont été maintes fois récompensés; lui-même a reçu le Prix Hommage dé­cerné par A3Québec, association qui représente l’industrie des vins et des spiritueux.